Surfer la misère
Encore une fois, l’écrivain suisse Joseph Incardona, nous embarque dans une histoire d’amour, comme dans la soustraction des possibles. Encore une fois dans une sorte de concours absurde, comme dans Chaleur. Encore une fois ses personnages se battent contre un destin inévitablement fatal, comme dans tous ses romans. Et encore une fois on aime et on se laisse embarquer.
D’un côté, une famille monoparentale : Anna, la mère, marchande de poulets rôtis sur les marchés du sud-ouest ; Léo, le fils ; une passion commune, le surf, comme un lourd héritage qui vient du père.
De l’autre, une présidente de la République, « reine des abeilles », chef ou pion des oligarques de France, ces patrons du CAC 40, qui pèsent leur pesant d’âmes, comme un barine ses serfs.
Entre eux un jeu sordide de la téléréalité : poser une main sur un véhicule, le dernier concurrent qui lâche gagne la voiture de 50 000 €. Et quelle voiture ! une Renault Alaskan, le maxi pick-up ultra-pollueur et méga-flop de la multinationale Renault-Nissan-Mitsubishi.
C’est un roman de notre époque : portables, réseaux sociaux et règne sans partage de la téléréalité.
C’est une satire sociale de l’ordre ultralibéral. On frise la caricature : c’est caricatural ! mais finalement en-dessous de l’accumulation quotidienne des preuves du cynisme des puissants, des voyages privés dans l’espace à la fin de l’abondance.
Alors que reste-t-il aux petits, aux précaires quand un accident vient déséquilibrer leur fragile amas de misères ? Par exemple, que reste-t-il quand Anna a un accident qui détruit son camion, unique source de revenus, que son mobil-home n’est pas payé ? Dealer du shit comme son fils, s’abaisser à se disloquer pour un jeu diffusé H24 sur les écrans de plus miséreux qu’eux, non, dit Monsieur Incardona, il reste le plus solide de tous les corps de l’univers : l’amour.
Renoir et la Commune
« La peau du dos » commence comme une démangeaison à Marlotte, le long du Loing, parmi les bas taillis de la forêt de Fontainebleau. C’est le printemps 1870 et Renoir peint. Il perpétue, dans ses années de formation, le « groupe de Marlotte » à l’écart de Barbizon. De temps à autre, surgissent des fourrés, des « gourgandines » en goguette, des peintres « grand causeur » comme Diaz de la Peña, ou des blanquistes en fuite comme Raoul Rigault. C’est le premier temps de ce précieux roman, quelques jours en forêt, en compagnie du peintre et du révolutionnaire.
Entre-temps l’empire libéral de Napoléon III se suicide à Sedan, Renoir vit la guerre au loin dans un régiment de « remonte » et Rigault se fond dans les rouages de la République nouvelle.
Au temps second, les deux amis se retrouvent dans le fracas de la Commune. Alors Rigault, chef de la police, procureur, Saint-Just communard, s’enfonce dans la noirceur du destin qui le mène jusqu’au caniveau de la rue Gay-Lussac. Renoir va et peint, de Paris à Louveciennes, et inversement, porteur de sauf-conduits tantôt versaillais, tantôt communards. Comme dans cette japonaiserie bourgeoise qu’il peint chez ses logeurs parisiens en avril 1871, au côté de Rigault, il visite la Commune, le Louvre, « sa tante », inventaire « à la Prévert » de la misère en dépôt et tout le capharnaüm, le bestiaire des communards : Avrial, inventeur d’une machine à coudre, Babik, le parfumeur, Flourens, au crâne pourfendu, Pilotell, le caricaturiste, tailleur pour poupées de cire, Courbet, à l’origine de l’abattage de la colonne Vendôme et Cournet, l’internationaliste de la première heure.
Inspiré par la rencontre rapportée en quelques lignes par Jean Renoir dans la biographie qu’il fit de son père, Bernard Chambaz dépeint magnifiquement l’amitié surprenante entre deux enfiévrés, l’un par la peinture, l’autre par la justice. Mais comment retrouver des traces de cette rencontre dans l’œuvre picturale de celui qui se refusait d’être un maître, mais s’esquissait comme « un ouvrier de la peinture » ? Peut-être au détour d’une pointe de couleur, d’une lumière, qui dans les vieux jours du peintre lui faisait comme une urticaire jusqu’à ce qu’on vienne lui gratter « la peau du dos ».
Ne pas céder.
Grégoire Bouiller, c’est, au début du siècle, le fulgurant Rapport sur moi. Pour enquêter, plus tard, sur quelqu’un d’autre, comme dans Le cœur ne cède pas, c’est bien de commencer par soi jusqu’au surmoi.
Alors voilà, un fait d’automne glauque trouble les nuits sans F. ni sommeil du jeune Grégoire perdu, laissé pour fou, dans le mitan des eighties : un ancien manequin s’est laissé mourir de faim en consignant dans un carnet son agonie d’une biblique quarantaine de jours avant de se décomposer pendant dix mois sans que ça fasse le buzz.
Revenu de sa folie, l’histoire obsède Grégoire B. pendant 30 ans jusqu’à ce qu’au cours d’une soirée, où il erre tel un invité mystère, le cadavre exquis ressurgit comme une madeleine au milieu de la figure.
Devenu Bmore et Penny, détectives, pour de sombres raisons juridiques, G. B. ne nous épargne aucun des affres jouissifs et désespérants de sa recherche. 900 pages dont il augmente la réalité par un site internet élevé à Marcelle Pichon, mannequin tué au champ de malheur.
On rit, on sagace, on s’émerveille. Que d’aventures en plein XXIème siècle !
Ni noir, ni blanc : gris...
Les abeilles grises est un roman ni noir, ni blanc : gris. 2 hommes survivent dans la zone grise, un no man's land, entre séparatistes du Donbass et nationalistes ukrainiens de l'autre. Balles et bombes passent au-dessus de leur tête, parfois ça tombe près d'eux. L'un d'eux a des sympathies pour les pro-russes et gravitent des hommes louches autour de lui. L'autre est apiculteur et ses sympathies vont à l'Ukraine bien qu'étant russophone. Le printemps venu, il décide de partir à la recherche de cieux plus clément pour ses abeilles. Mais ni en Ukraine, ni en Crimée, il ne trouvera son bonheur. Son origine du Donbass lui vaudra l'ire d'un nationaliste en Ukraine et en Crimée, l'omniprésence du FSB lui rappellera un peu trop celle de l'Union Soviétique et du KGB. De là à retourner en zone grise, il y a de la route.
Remarque : quand on traduit un livre comme celui-ci, peut-être qu'il serait bon d'insérer quelques notes de traduction surtout au début du livre qui rendraient certains passages plus compréhensibles aux personnes peu familières du monde slave.
Changement d'échelle
Comment grimper en haut d'un livre aussi majestueux, apollon citharède de l’œuvre de Jean Giono. Surtout quand l'auteur, lui-même, est revenu sur ce chef d’œuvre en le réécrivant pour le cinéma avec un nouvel angle, de nouvelles approches. Les auteurs y ont mis beaucoup disent-ils de leur amour et de leur admiration pour Giono. Le risque dans ce cas-là est qu'à vouloir voler si haut on y laisse des plumes. Le dessin, sans originalité, est impeccable. Pour le scénario, Dufaux a choisit de changer d'échelle, il a planté ses clous de l'ordre côté du hêtre. Alors ça donne de nouveaux points de vue, parfois heureux, d'autres fois moins. Bravo à eux pour avoir tenté l'expérience et donner à lire et à découvrir ce texte majeur de Jean GIono